Le Sénégal est de plus en plus exposé aux problèmes d’inondations associées aux saisons des pluies et l’occurrence des épisodes climatiques extrêmes. Les mêmes images se répètent : maisons submergées, routes impraticables, familles déplacées, quartiers paralysés, etc. Les médias et les discours officiels pointent du doigt le ciel, le climat ou le manque d'infrastructures d'assainissement. Pourtant, les géographes et urbanistes sont catégoriques : les pluies ne tuent pas, c’est l’occupation du territoire qui transforme un risque naturel en catastrophe.
Le rôle de la Géomorphologie : comprendre le site pour gérer le risque
Quelque 60 % du territoire du Sénégal se trouvent dans le bassin sédimentaire sénégalo-mauritanien d’origine tectonique/structural, ce qui explique un pays de reliefs doux, mais complexes et très variés consécutifs à l’évolution géomorphologique, dictant la façon dont l’eau circule, s’infiltre, s’évapore:
- dunes littorales et cordons sableux : de Rufisque à Saint-Louis, ces formations créent des dépressions inter-dunaires (Niayes) qui servaient d’éponges naturelles et de régulateurs hydrologiques ;
- cuvettes argileuses et bas-fonds : à Pikine, Guédiawaye, Keur Massar, Kaolack et Fatick, les sols imperméables concentrent naturellement les eaux ;
- delta du fleuve Sénégal : Saint-Louis est installée sur un site deltaïque a estuarien, donc très plat, à moins d’un mètre d’altitude, sensible aux pluies, crues et aux ondes de marées ; quand l’aléa inondation relève du caractère fluviaux-marin de l’espace urbain.
- plateaux latéritiques et interfluves : espaces légèrement bombés, stables, historiquement épargnés par les crues ;
- vallées fossiles et marigots : servaient autrefois de corridors hydrologiques et de bassins tampons.
Pendant longtemps, les habitants ont su s’adapter : villages sur les dunes, cultures dans les bas-fonds, habitats sur les plateaux. Cependant, l’explosion démographique et l’urbanisation peu maîtrisée ont bouleversé cet équilibre (Michel, 1973 ; Diagne, 2010).
Historiquement, plusieurs villes sénégalaises ont été également construites dans des bas-fonds, zones humides ou cuvettes naturelles pour répondre à des besoins essentiels :
- accès à l’eau : Les bas-fonds et zones humides facilitaient le creusement de puits et l’accès à des nappes phréatiques peu profondes, vitales pour l’eau potable et l’irrigation des cultures ;
- climat plus doux : Les zones humides créaient des microclimats tempérés, limitant l’effet de chaleur dans des régions continentales très exposées au soleil ;
- transport et commerce : Proximité des cours d’eau, rivières ou marigots rendait possible le transport et le commerce fluvial.
Les exemples concrets sont nombreux :
- Saint-Louis : implantée sur un delta, à faible altitude, pour bénéficier de l’eau du fleuve Sénégal et faciliter le commerce fluvial ;
- Kédougou et Tambacounda : certaines zones basses ont été occupées pour capter les eaux souterraines saisonnières ;
- Dakar et ses environs : certaines cuvettes permettaient la collecte d’eau de pluie et l’établissement de puits accessibles aux communautés ;
- Diourbel : ville implantée dans des cuvettes et ceinturée par les vallées du Sine et du Car-Car, offrait un accès facile à l'eau, notamment pour les puits, et bénéficiait d'un climat clément.
Ce choix stratégique et réfléchi par les populations locales (noyaux primitifs des sites urbains) montre que les zones basses n’étaient pas naturellement « mauvaises », mais que les risques d’inondation actuels sont le résultat de l’extension du tissu urbain plutôt anarchique, de la densification et du bétonnage des espaces naturels qui servaient autrefois à réguler l’eau.
Initialement avantageuse pour l'accès à l'eau et le climat, l’emplacement de ces villes présente aujourd'hui des défis en matière de gestion des eaux pluviales et de prévention des inondations.
Urbanisation non planifiée : la recette qui transforme le risque en catastrophe
La population urbaine sénégalaise est passée de 23 % en 1970 à plus de 50 % (ANSD, 2021). Dakar concentre près d’un quart de la population nationale. L’urbanisation rapide s’est faite sans planification et sans tenir compte du relief.
Quelques exemples concrets :
- Dakar et sa banlieue : Pikine, Guédiawaye, Keur Massar se sont installés dans des cuvettes naturelles et marécages asséchés suite à la persistance des sécheresses climatiques. Les pluies de 2009 ont submergé 360 000 personnes ; en 2022, les rues étaient à nouveau transformées en lagunes.
La ville de Kaolack : sols argileux peu perméables, zones basses densément urbanisées, inondations récurrentes après quelques dizaines de millimètres de pluie.
La ville de Saint-Louis : ville deltaïque à estuarienne, vulnérable aux crues fluviales et maritimes, submergée régulièrement à cause de sa localisation urbaine.
La ville de Touba (ville sainte). Autour de la grande mosquée de Touba, une cuvette argileuse a été remblayée, pour usage d’habitations et a servi de noyau primitif à la ville. Avec le retour de la pluviométrie ce lac s’est reconstitué et il existe une nappe souterraine phréatique d’une hauteur comprise entre 0,5 et 5 mètres sur 30 hectares autour de la Grande Mosquée et du marché « Occass ». Ne Faudrait-il pas songer à créer « une nouvelle ville » pour diminuer le poids démographique de Touba et entamer des projets de restructuration et de rénovation urbaine.
Au total, ces exemples montrent que la catastrophe n’est pas météorologique mais géomorphologique et urbanistique.
Assainissement : un pansement sur une plaie ouverte
Depuis les années 2000, l’État du Sénégal a multiplié les infrastructures : bassins de rétention, stations de pompage, canaux de drainage. Ces mesures sont utiles mais insuffisantes. Pomper l’eau d’une cuvette urbanisée avec parfois une nappe phréatique affleurante à subaffleurante (Grand Faubourg de Sor à Saint-Louis) revient à vider une énorme quantité d’eaux invisible.
Les pompes s’épuisent, les bassins se remplissent trop vite, et l’eau trouve toujours un chemin là où le sol est occupé. Les politiques d’assainissement traitent le symptôme, pas la cause (Sagna et al., 2015 ; ONU-Habitat, 2014).
Aménagement du territoire : une solution adaptée et durable
La science est claire : seule une politique d’aménagement du territoire, articulée à une lecture fine de la géomorphologie, peut offrir une réponse durable aux inondations. Principes fondamentaux :
1. Zonage strict : interdire toute construction dans les bas-fonds, cuvettes et zones inondables ;
2. Réhabilitation des Niayes et vallées fossiles : restituer ces zones à leur rôle naturel de rétention et de régulation ;
3. Urbanisation sur plateaux stables : utiliser les interfluves et hauteurs pour les nouveaux lotissements ;
4. Cartographie géomorphologique intégrée : chaque décision d’urbanisme doit tenir compte des sols, de la topographie et de la dynamique hydrologique ;
5. Corridors hydrologiques et infrastructures vertes : créer des bassins de régulation et des espaces tampons écologiques.
Ces mesures permettent de prévenir les inondations au lieu de réagir après coup, et de réduire le coût humain et économique des catastrophes.
Changer de paradigme
Les inondations au Sénégal ne sont pas une fatalité climatique ni seulement un problème d’assainissement. Elles sont le résultat direct d’un urbanisme qui ignore la nature du sol et la géomorphologie. Tant que l’on continuera à bétonner les cuvettes et les Niayes, à ignorer les cartes géomorphologiques et à construire là où l’eau s’accumule, les catastrophes persisteront.
En conséquence, la stratégie doit passer d’une logique de réaction à une logique de prévention, redonnant la place au sol, au relief et à la lecture scientifique du territoire, ce qui est susceptible de sauver nos villes et nos populations.
En résumé : ce n’est pas la pluie qu’il faut combattre, mais bien le désordre territorial et l’urbanisme anarchique.
Dr Cheikh Ahmed Tidiane FAYE, Spécialiste en géomorphologie appliquée à l’aménagement du territoire, Enseignant Chercheur à l’Université Cheikh Anta Diop (UCAD) de Dakar