
Après le gel de l’aide étrangère, les États-Unis ont décidé, lundi, de fermer l’Agence américaine pour le développement suscitant de vives inquiétudes au sein des ONG. Alors que l'Usaid gérait des milliards de dollars pour l'aide et le développement dans le monde, certains programmes ont dû être interrompus ou suspendus en Afrique, à Gaza ou encore en Ukraine.
Lorsque Donald Trump a officiellement pris ses fonctions comme président des États-Unis le 20 janvier, Anne Linn travaillait en tant que conseillère principale en santé au President's Malaria Initiative (PMI), un programme du gouvernement américain de lutte contre le paludisme sur le continent africain mis en œuvre par l'Agence américaine pour le développement (Usaid). Depuis vingt ans à ce poste, raconte-t-elle, elle a bâti une carrière "incroyablement importante" et "épanouissante" en collaborant avec des travailleurs de la santé dans 30 pays d'Afrique subsaharienne.
Mais en l'espace d'une semaine, tout s'est effondré. D'abord, lorsque, parmi la cascade de décrets que Donald Trump a signés le jour de son arrivée à la Maison Blanche, ce dernier a interdit aux ONG d'engager toute nouvelle dépense en matière d'aide étrangère, empêchant de facto Anne Linn de nouer de nouveaux partenariats.
Puis, quelques jours plus tard, lorsque - une fois encore par décret - Donald Trump a annoncé la suspension de tous les programmes d'aide étrangère des États-Unis pour une durée de 90 jours, hors quelques exceptions. L'objectif affiché par le Président : réexaminer les programmes actuels, mettre au pas certains personnels qui agiraient "au détriment des objectifs de politique étrangère du pays" et réduire drastiquement les dépenses.
Tout le travail d'Anne Linn s'est ainsi arrêté du jour au lendemain. Dès l'entrée en vigueur du texte, les agents de santé avec lesquels elle collaborait au Nigeria, au Kenya et au Cameroun ont dû cesser leurs activités et les chaînes d'approvisionnement de médicaments contre le paludisme qui permettaient d'atteindre les populations les plus isolées se sont interrompues.
Le site de l'ONG a quant à lui été désactivé. "Afin de se conformer aux décrets présidentiels, ce site est actuellement en maintenance pendant que nous procédons à une révision approfondie et rapide de son contenu", peut-on lire sur la page d'accueil.
Puis le 28 janvier, le couperet est tombé. Anne Linn a perdu son emploi, comme 390 de ses collègues. "Je n’ai jamais été aussi stupéfaite de ma vie", se souvient-elle. "Je ne vois pas comment quelqu'un pourrait justifier cela. La cruauté et le gâchis que cela représente…Mon secteur tout entier, tous les professionnels avec qui j'ai travaillé… tout a été balayé d'un revers de main", déplore-t-elle d'une voix tremblante.
"Des enfants vont mourir"
Comme Anne Linn, de nombreux travailleurs américains employés dans des missions humanitaires se trouvent ainsi plongés dans l'incertitude, menacés de licenciement. Et l'inquiétude est encore montée d'un cran, lundi 3 février, lorsque Elon Musk, chargé par le président Donald Trump de faire le ménage au sein du gouvernement fédéral, a annoncé que l'Usaid, qui gère un budget de 40 milliards de dollars pour l'aide humanitaire et au développement à travers le monde, allait "fermer". Dans la foulée, les employés de l'agence ont reçu l'ordre par courrier électronique de ne pas se rendre à leur bureau lundi.
Depuis, le site de l'institution ne contient plus qu’une seule page indiquant : "Le vendredi 7 février 2025 à 23 h 59 (heure de l’Est), l’ensemble du personnel recruté directement par l’Usaid sera placé en congé administratif à l’échelle mondiale, à l’exception des employés désignés pour des missions critiques, de la direction centrale et de programmes spécialement désignés."
La consternation a été à la mesure du poids des États-Unis en matière d’aide étrangère. Présent dans 158 pays, l'Usaid est de loin le premier pourvoyeur de l’aide humanitaire et au développement à l’échelle mondiale. En 2023, le montant total de l’aide étrangère américaine s'élevait à 62,4 milliards d’euros, selon l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), soit environ 1 % du budget fédéral américain. L’aide humanitaire arrive en tête (25 %), suivie du renforcement des capacités des gouvernements et des sociétés civiles (20 %), puis de la santé (12 %). Selon les Nations unies, les États-Unis ont ainsi financé environ 42 % de l’aide humanitaire mondiale répertoriée à travers l'Usaid.
De son côté, l'une des missions d'Anne Linn était d’informer le Congrès américain des résultats du PMI dans la lutte contre le paludisme et de garantir la bonne utilisation des fonds alloués. Selon la dernière version du rapport de l'ONG, toujours accessible via une archive du site, l’initiative a permis depuis 2000 de sauver 11,7 millions de vies et d’éviter 2,1 milliards de cas de paludisme.
"Le paludisme est une maladie saisonnière car les moustiques prolifèrent pendant la saison des pluies. La distribution de moustiquaires et de traitements préventifs pour les enfants doit donc se faire selon un calendrier précis. Nous n'allons plus pouvoir le suivre. Notre travail va être moins efficace, voire impossible", dénonce-t-elle dans un message sur Facebook, partagé plus de 2 000 fois. "Des enfants vont mourir pour rien", déplore-t-elle.
Au-delà des conséquences sur la lutte contre le paludisme, les programmes mondiaux mis en place par l’Usaid pour garantir l’accès à l’eau potable ou encore soutenir des initiatives économiques ou agricoles se retrouvent eux-aussi paralysés.
Et l'Afrique apparaît en première ligne. Six pays – Éthiopie, Soudan du Sud, Nigeria, Ouganda, Kenya et République démocratique du Congo (RDC) – figurent sur la liste des dix premiers récipiendaires des financements américains. Pour chacun d’eux, l’aide américaine constitue plus de la moitié de l’assistance étrangère perçue, selon l'OCDE.
Une menace pour le cessez-le-feu à Gaza
Face au tollé soulevé au sein des organisations humanitaires, le nouveau secrétaire d’État américain, Marco Rubio, a finalement élargi en urgence, mardi 28 janvier, la liste des exemptions au gel des aides étrangères. Alors que Donald Trump n'avait initialement évoqué que l’aide alimentaire d’urgence et l’assistance militaire à Israël et à l’Égypte, Marco Rubio a ainsi inclus "les médicaments essentiels à la survie, les services médicaux, la nourriture, les abris et l’aide à la subsistance". Malgré cette annonce, ni Anne Linn ni ses collègues sur le terrain n’ont repris leurs activités et le flou persiste.
"C’est un chaos total", dénonce Jesse Marks, expert du Moyen-Orient pour l'ONG Refugees International. "Toutes les organisations qui ont reçu des ordres de suspension ont besoin de contacter l’Usaid pour comprendre ce que cela signifie. Mais il n’y a personne pour leur répondre."
"Si une vague de demandes de dérogations arrive d’Ukraine, du Moyen-Orient, d’Asie du Sud-Est ou encore d’Afrique, qui décidera lesquelles sont vitales et lesquelles ne le sont pas ? Qui approuvera les demandes ?" questionne-t-il encore.
Au sein de Refugees International, Jesse Marks travaille, quant à lui, en étroite collaboration avec des humanitaires dans la bande de Gaza. Et si son ONG n'est pas directement touchée par le gel des aides - celle-ci ne dépendant pas de financements gouvernementaux -, il s'inquiète des conséquences dans l'enclave palestinienne, déjà en proie à une grave crise humanitaire.
"En coupant le financement de l’Usaid, l’administration Trump a mis fin à l’accès des Palestiniens aux soins médicaux, aux traitements essentiels, aux médicaments, aux vaccins… à tout. C’est inimaginable", dénonce-t-il, évoquant le risque de voir fermer certaines ONG sur le terrain comme l'International Medical Corps (IMC).
Grâce aux financements de l’Usaid, cette dernière a installé deux grands hôpitaux de campagne à Gaza, l’un à Deir Al Balah, au centre, et l’autre à Al Zawaida, au sud. À eux deux, ces établissements assurent des soins vitaux 24 heures sur 24 et parviennent à soigner plus de 33 000 civils par mois alors que le système de santé au sein du territoire côtier est au bord de l’effondrement.
"D’autres organisations opérant à Gaza ont déjà dû fermer leurs portes et licencier du personnel. Cela signifie que ceux qui étaient en première ligne pour livrer de l’aide ne pourront plus le faire. L’impact sur la chaîne d’approvisionnement est réel", résume-t-il.
L’Usaid soutenait les efforts humanitaires à Gaza et en Cisjordanie occupée depuis 2021 et avait augmenté significativement ses financements au début de la guerre avec Israël, en octobre 2023. En novembre dernier, l'organisme avait ainsi approuvé un fond de 230 millions de dollars pour "soutenir la reprise économique et les programmes de développement" dans les Territoires palestiniens.
Couper cette aide "sape totalement les fondements de l’accord de cessez-le-feu en cours" entre Israël et le Hamas, note par ailleurs Jesse Marks. La trêve prévoyait en effet l’augmentation du volume d’aides entrant à Gaza - les autorités israéliennes s'étant engagées à laisser passer au moins 600 camions d’aide par jour. Supprimer l’aide humanitaire menace ainsi le cessez-le-feu et remet en question les deuxième et troisième phases de l’accord", ajoute-t-il.
Un coup dur pour l’Ukraine
Parmi les autres victimes collatérales de la suspension de l'aide étrangère : l’Ukraine, principal bénéficiaire de l’assistance américaine depuis le début de l'offensive à grande échelle de la Russie en 2022.
Si l’aide militaire fournie par le Pentagone ne semble pas concernée, ce n’est pas le cas des programmes financés par le département d’État, qui soutiennent divers projets humanitaires dans la région, notamment pour la réinsertion de vétérans, des initiatives de lutte contre la corruption ou encore le financement de médias.
Le média indépendant Bihus Info, basé à Kiev, dépendait ainsi à 75 % de financement de l'Usaid, selon son directeur, Denys Bihus. Mais "fin janvier, nous avons reçu plusieurs lettres de l'ONG qui nous soutient à travers l’Usaid annonçant sa suspension ", raconte-t-il.
En réponse, le directeur a lancé un appel auprès de ces lecteurs et abonnés. S'il a réussi à récolter un peu d'argent, "cela ne nous permettra de tenir que quelques semaines", déplore-t-il.
Cette décision américaine "a complètement anéanti les médias régionaux", estime-t-il, non sans confier qu'il évitait déjà jusque-là de planifier des choses plus de deux mois à l'avance en raison de la précarité financière de son journal. "Maintenant, je pense que beaucoup vont devoir se reconvertir, car il faut bien manger. L’Ukraine est en train de perdre des experts qu’elle ne retrouvera probablement jamais."
"Nous allons essayer de survivre, dit-il, demandez-moi à nouveau comment nous allons à la fin du mois de mars."
Face à cette vague d'indignation, Donald Trump a réagi jeudi, assurant, sans preuves formelles, que des milliards de dollars avaient été volés à l'Usaid afin de financer une couverture médiatique favorable à ses opposants. "Il semble que des milliards de dollars aient été volés à l'Usaid et à d'autres agences, dont une grande partie a été versée aux faux médias d'information en guise de 'paiement' pour créer de bonnes histoires sur les démocrates", a-t-il déclaré dans un message publié sur les réseaux sociaux.
France 24