Le Conseil de sécurité de l’ONU a donné son feu vert, lundi, au déploiement d’une force internationale en Haïti pour aider la police dépassée par la violence des gangs armés. Le Kenya va prendre la tête de cette mission multinationale. Un pari diplomatique pour Nairobi dont l'appareil policier est réputé "répressif".
Après plus d’un an d’hésitation, la communauté internationale entre en action en Haïti. Le Conseil de sécurité de l’ONU a donné son feu vert lundi 2 octobre au déploiement prochain d’une force internationale dans ce pays pauvre des Caraïbes gangrené par la violence des gangs – qui ont déjà fait au moins 2 400 morts depuis le début de l’année.
La résolution votée par l’ONU va permettre le déploiement de la Mission multinationale d’appui à la sécurité (MMAS) à partir de janvier 2024 pendant un an. Cette présence étrangère sera réexaminée dans neuf mois et comptera aussi dans ses rangs les Bahamas, la Jamaïque et Antigua-et-Barbuda. L’Espagne, le Sénégal et le Chili sont aussi susceptibles de déployer du personnel de sécurité.
Le Kenya, qui a proposé son aide dès la fin juillet, se dit prêt à déployer 1 000 des 2 000 membres des forces de l'ordre évoqués ces derniers mois, le plus gros contingent de troupes qui sera envoyé à Haïti. Un chiffre qui peut paraître faible au regard des effectifs de la précédente mission de maintien de la paix déployée par l'ONU à Haïti (Minustah), qui ont oscillé entre 9 000 et 13 000 personnels militaires et policiers de 2004 à 2017.
Pour Roland Marchal, chercheur au CNRS et spécialiste de la Corne de l'Afrique, "les Kényans prennent cette initiative pour Haïti parce que leur président, William Ruto, estime que le Kenya est le pays phare de l’Est africain. Son rival sur la scène diplomatique régionale, l’Éthiopie, est actuellement pris dans des problèmes internes. Il y a donc une sorte de vide que le Kenya essaie de remplir en multipliant les initiatives – déploiement de forces dans l’est de la République démocratique du Congo, volonté de diriger la médiation de l’Igad (l'Autorité intergouvernementale pour le développement qui rassemble sept pays est-africains, NDLR) au Soudan – et maintenant une mission internationale."
La volonté du Kenya de mener une mission internationale à Haïti s'explique aussi par la volonté de Nairobi de faire preuve de "solidarité africaine". Ces mots sont du ministre haïtien des Affaires étrangères, Jean Victor Généus, qui a répondu fin juillet sur X "apprécier à sa juste valeur" l'offre du gouvernement est-africain. Dans le même sens, le président kényan William Ruto a estimé mardi qu’il est "hors de question" d’abandonner la population haïtienne, évoquant le "devoir de solidarité du Kenya envers toutes les personnes afrodescendantes à travers le monde".
Renforcement des liens entre le Kenya et Washington
En s’engageant dans cette mission multinationale, le Kenya renforce aussi ses relations avec les États-Unis. "Cette initiative à Haïti est utile car elle conforte l’appréciation du Kenya comme puissance internationale et consolide ses liens avec les États-Unis, un partenaire sécuritaire très important pour lui", explique Roland Marchal.
Dès sa proposition d’aide, le secrétaire d’État américain Antony Blinken avait d’ailleurs "félicité", dans un communiqué publié le 1er août, le gouvernement kényan "d’avoir répondu à l’appel d’Haïti". Le président kényan avait ensuite été le seul chef d’État mentionné par Joe Biden lors de son allocution à l’ONU, le 19 septembre.
Enfin, Washington a signé avec Nairobi le 25 septembre un accord de défense portant sur les cinq prochaines années – notamment pour poursuivre des opérations militaires à la frontière somalienne contre les Chebab, groupe terroriste affilié à Al-Qaïda.
En ce qui concerne l’intervention en Haïti, le Kenya a reçu la promesse de Washington de financer la mission multinationale à hauteur de 100 millions de dollars. Au point que certains observateurs ont estimé que Nairobi était aux ordres des États-Unis, a rapporté la BBC.
"Le Kenya n’est pas aux ordres, il joue une carte", affirme pour sa part Roland Marchal. "Dire le contraire est une analyse loin de la réalité : la classe politique kényane n’est pas un simple valet de Washington, et les forces armées du pays ont l’habitude de travailler dans des opérations de maintien de la paix."
Des policiers kényans "qui ne font pas dans la finesse"
Par le passé, les Kényans ont participé à des missions onusiennes dans plusieurs conflits : au Kosovo, au Tchad, en Sierra Leone, au Burundi ou encore au Soudan du Sud. Par ailleurs, "ils ont une armée qui bénéficie d’un certain prestige, formée depuis des décennies par le Royaume-Uni et les États-Unis", précise Roland Marchal.
Avant même le déploiement des troupes en Haïti, le ministre kényan des Affaires étrangères, Alfred Mutua, a précisé fin septembre que des policiers kényans avaient commencé à prendre des cours de français pour surmonter la barrière linguistique en Haïti – où la population parle principalement en français et en créole haïtien, à la différence de l’anglais et du swahili dominants au Kenya.
La feuille de route que devront suivre les unités de police militarisées kényanes n’est pas encore connue avec précision, mais un cadre général a été défini par la résolution de l’ONU. La force internationale va devoir "fournir un appui opérationnel à la police nationale d’Haïti (PNH)", selon le texte. Il devrait s’agir d’opérations de sécurité visant à lutter contre les gangs et les milices d’autodéfense, ainsi que d’"assurer la sécurité des infrastructures critiques" que sont l’aéroport, les ports, les écoles ou encore les hôpitaux.
"Le mandat (de déploiement) va être sur l’interposition, la sécurisation, la collecte des armes des gangs… C’est un mandat extrêmement difficile à mettre en œuvre", résume Roland Marchal.
La force internationale va aussi devoir effectuer sa mission "dans le strict respect du droit international, notamment du droit international des droits de l’Homme", a aussi précisé l’ONU. Le déploiement de policiers kényans peut être inquiétant à ce propos, comme l’explique le spécialiste de la Corne de l’Afrique : "L’appareil de sécurité kényan n’a pas une réputation de faire dans la finesse, cela aussi va être très vite un problème. C’est une police qui est là pour réprimer, qui peut être extrêmement brutale, y compris avec sa propre population – on l’a vu dans la répression des manifestations sur le coût de la vie."
Plusieurs manifestations au Kenya ont, en effet, été mortellement réprimées par la police du pays en mars et en juillet dernier. L’ONG Amnesty International a même adressé une lettre ouverte à l’ONU fin août pour la prévenir du bilan du Kenya en matière de droits humains – "au moins 30 cas d’homicides de manifestants par la police" depuis mars.
Une réputation qui n’a rien de rassurant : Haïti garde un "mauvais souvenir des interventions étrangères" sous l'égide des États-Unis ou de l'ONU, comme l’expliquait déjà en 2022 à France 24 Frédéric Thomas, chercheur au Cetri et spécialiste d'Haïti. C’est d’ailleurs pour cette raison que la mission à venir ne sera pas sous mandat de l’ONU mais composée d’États membres des Nations unies qui souhaitent participer à l’intervention en Haïti.
La tâche de la force internationale s’annonce finalement ardue pour ramener de la sécurité à Haïti. Les Kényans vont aussi devoir faire mieux que les précédentes missions pour rétablir la confiance avec la population haïtienne. Pour Roland Marchal, "en cas de réussite, il y a aura beaucoup plus de sympathie et de respect international vis-à-vis du Kenya, et ce sera une belle leçon donnée par l’Afrique au reste du monde".
FRANCE 24
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